La crise, les crises que nous sommes en train de vivre sont des moments difficiles mettant tous nos clignotants en alerte. Mais, comme le montre l’idéogramme chinois 危机 qui entrecroise les deux sens, ne sont-elles pas aussi des opportunités pour se réinventer, envisager une société plus désirable, un nôtre monde ? Le physicien Philippe Guillermant dans son dernier ouvrage Le grand virage de l’humanité esquisse les contours de deux futurs potentiels : le « foutur » transhumaniste ou le « futé lumineux » grâce à un éveil de conscience à la véritable nature de l’humain. Cet éveil peut-il advenir de l’extérieur grâce à des hommes providentiels, notre seul rôle étant alors de bien savoir les choisir ? Ne passe-t-il pas plutôt par la reconnaissance douloureuse de notre propre participation au monde dont nous ne voulons plus et le désir d’inscrire en soi la paix et la fraternité. L’action n’en aura que plus de poids…
Ce texte de Christiane Singer parle de toutes nos contradictions mais aussi de ce que nous pouvons changer pour y parvenir.
Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ?
Christiane Singer
Il est difficile au milieu du brouhaha de notre « civilisation » qui a le vide et le silence en horreur, d’entendre la petite voix qui, à elle seule, peut faire basculer toute une vie : « où cours-tu ? »
De mode en mode, de nouveauté en nouveauté, d’innovation en innovation, de catastrophe du jour en catastrophe du jour -« rien n’est plus vieux que le journal d’hier »- nous voilà fouettés en avant comme des cerceaux ! Slogans, rythmes, musiques de fond, logorrhée sournoise d’une radio toujours branchée, cris, appels nous incitant à courir plus vite, à laisser derrière nous des tombereaux de déchets, d’immondices que nous produisons sans répit. Sans projet de civilisation, sans vision, nous ne faisons qu’amplifier la sono et foncer.
Il y a des fuites qui sauvent la vie : devant un serpent, un tigre, un meurtrier.
Il en est qui la coûtent : la fuite devant soi-même. Et la fuite de ce siècle devant lui-même est celle de chacun de nous.
Comment suspendre cette cavalcade forcée sinon en commençant par nous, en considérant l’enclave de notre existence comme le microcosme du destin collectif ? Mieux encore : comme un point d’acupuncture qui, activé, guérirait le corps tout entier.
« Où cours-tu ? » Le lieu où nous atteint la flèche n’est pas indifférent. Il se situe à la bifurcation de nos destinées et ne doit pas être compris comme un reproche. Comment une course pourrait-être suspendue s’il n’y avait eu auparavant qu’immobilité ?
Il existe certes une frénésie contemporaine, une agitation aigüe dont la contrepartie est l’effondrement, le collapsus, le passage redouté du désordre furieux à l’entropie.
Mais le mouvement que suspend la question « où cours-tu ? » est inscrit, lui, dans une autre dynamique de la vie. Il contient la formule secrète du retournement, de la conversion et suppose que la course sauvage a aussi qualité de quête sauvage. Tout se passe comme si cette fuite avait cumulé l’énergie nécessaire pour une transmutation.
L’éloignement même, l’errance font partie du chemin. Je ne renie pas la fascination qu’exerçait sur moi en 68 un graffiti sur les murs de la Sorbonne : « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi ! ». Cette phrase m’enivrait. Je l’avais inscrite sur l’abat-jour de la lampe de mon bureau. Ce vent de liberté qui soufflait alors n’a souvent fait changer que de berge ou de débarcadère les péniches amarrées de nos existences. Peu parmi nous ont quitté les quais marchands pour le large. Mais certaines phrases, semblables à des phares au large des côtes, continuent de clignoter dans le brouillard.
Cours aussi vite que tu le peux, camarade, hors des miasmes morbides du monde contemporain. Il est à tes trousses ce vieux monde moderne qui transforme tout ce qu’il touche en chiffres, en bilan, en plastique, en béton, en spots publicitaires ! Il transforme des êtres de chairs et de sang en signes abstraits, les voue corps et âmes aux mythes dérisoires du succès, du record, de la compétition. Cours plus vite encore pour ne pas être dépouillé de l’élan sacré qui t’habite. « J’ai été un être humain, madame, avant de devenir le lit 287 » me disait au passage un vieil homme dans un hôpital où je rendais une visite.
Pour le prochain pas qui nous attend, il faut avaler sa salive : « A quoi bon courir camarade ? Ne sais-tu pas que le vieux monde, c’est toi ? »
Le travail de l’enfantement est dès lors engagé. Le prochain pas demande plus de courage que tous ceux qui ont précédé. Tout ce qui m’indigne, me révolte, me désespère est inoculé dans mes veines. Que celui qui n’a jamais laissé médire d’un ami devant lui me jette la première pierre. Que celui qui n’a jamais laissé macérer sa vie dans le mépris, l’indifférence, la grisaille me juge. Que celui qui n’est pas descendu dans l’enfer de l’insignifiance (c’est comme ça…on n’y peut rien… d’ailleurs, ils l’ont dit à la télé…) me condamne. Que celui qui n’a pas cru -pas souhaité pour être enfin laissé en paix- que la mort et le non-sens aient le dernier mot, me montre du doigt.
C’est notre participation muette à tout ce qui a lieu sur terre, notre coresponsabilité qu’il s’agit de reconnaître. Seul celui qui a osé voir que l’enfer est en lui y découvrira le ciel enfoui. C’est le travail sur l’ombre, la traversée de la nuit qui permettent la montée de l’aube.
Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ?
Le ciel c’est de pressentir que tout ce que je ne mettrai pas au monde de gratitude et de célébration n’y sera pas.
Le ciel, c’est la reddition, la fin de la croisade, les armes baissées.
C’est la goutte de miel de l’instant sur la langue.
J’ai beaucoup fait pour ce monde, lorsque je suspends ma course pour dire MERCI.
Christiane SINGER (extraits)
Bibliographie :
Christiane Singer, Où cours-tu ? Ne vois-tu pas que le ciel est en toi ?, Edition de poche, 2021, 1ère édition 1993.
Philippe Guillermant, Le grand virage de l’humanité. De la déroute transhumaniste à l’éveil de conscience collective, Guy Tredaniel Editeur, 2021.